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Le moment philosophique français antimarxiste : 1970, Marx le Diable

Le moment philosophique français antimarxiste : 1970, Marx le Diable

Le moment philosophique français antimarxiste : 1970, Marx le Diable

/ Tribune Libre / Sunday, 18 October 2020 13:37

Par Jean-Jacques Cadet

Source photo: © International Institute of Social History d'Amsterdam

L’exil de Marx à Paris, en octobre 1843 est le point de départ d’une converse envers le marxisme. C’est durant cette période que Marx rédige Les Manuscrits de 1844 (ou Manuscrits de Paris). Ces derniers fondent la première critique systématique du capitalisme en abordant, par exemple, les problèmes de l’aliénation. Dans cette même dynamique, il critique les premiers théoriciens progressistes français de l’époque, tels que Proudhon, Saint-Simon, Fourrier, Cabet, Lamennais et Pierre Leroux. Ces attaques causeront une véritable tension entre l’écrivain et la France : la réception de ses œuvres en France en témoigne grandement.

Ce n’est qu’au milieu du XXe siècle que la pensée marxiste et le monde intellectuel français nous parviendra, lorsque le structuraliste français Althusser décide de relire les œuvres de Karl Marx, rejoignant les idées marxistes à bien des égards. En effet, dans un premier temps, dans son texte Pour Marx, Althusser affirme l’existence d’une « coupure épistémologique ». Cette dernière se situe entre la jeunesse de Marx et son matérialisme historique dans ses Manuscrits de 1844, et le Karl Marx, porteur d’un matérialisme dialectique dans Le Capital. A la fin de la deuxième guerre mondiale également, Althusser participe à une déstalinisation du marxisme dans son Parti Communiste Français (PCF).

Enfin, à la fin des années 70, dans son article Marx dans ses limites, Althusser observe le passage d’ «une crise du marxisme» à « un échec du marxisme » déclarant que Karl Marx participe lui-même à ce mouvement de crise : « N’est-ce pas dans la théorie marxiste elle-même, telle qu’elle a été conçue par son fondateur et interprétée dans les conjonctures les plus variées, qui eussent dû servir d’expérimentations théoriques par ses successeurs, qu’il faut rechercher de quoi rendre compte, en partie, des faits qui lui demeurent obscurs ».Ainsi, le philosophe exclue la figure de Marx comme élément nécessaire lors des luttes pour une émancipation humaine totale.

Dans les années qui suivent, ces idées seront détournées par les mouvements antimarxistes, ce qui engendrera une période d’extrême diabolisation de Karl Marx, accusé d’être responsable des dérives totalitaires du XXème siècle. Trois mouvements d’idées seront au cœur de ce rejet marxiste.

Héritier de la pensée d’Arendt, le premier mouvement« Socialisme ou barbarie » rejoindra le combat antimarxiste, dans le cadre du Parti communiste internationaliste (PCI). Assimilant totalitarisme et marxisme, ce dernier perçoit l’URSS comme un capitalisme d’État, dont l’originalité est de remplacer la classe sociale bourgeoise par la bureaucratie. Muni d’une revue, les tenants du mouvement, Claude Lefort et Castoriadis, se lanceront dans la défense des Droits de l’homme, de l’ingérence humanitaire, du libéralisme et de l’économie de marché. Avec cette idéologie, le mouvement sera vite assimilé à un libéralisme politique. Crée en 1950, le mouvement dominera la deuxième moitié du XXe siècle.

Le deuxième mouvement, appelé « les nouveaux philosophes »et créé en 1970, pèsera également dans le combat antimarxiste. Ce dernier puise sa source dans la formule post 68 « tout est politique », cautionnée par Sartre après Antonio Gramsci. Les nouveaux philosophes accusent Marx d’être responsable des plus grandes dérives du XXe siècle. En effet, la thèse de ce mouvement se fonde sur l’idée que tout projet de transformation de la société conduit au totalitarisme, c’est-à-dire à des régimes fondés sur le massacre de masse où l’État devient l’intégralité du corps social. Ces idées seront diffusées à grande échelle à la fin des années soixante-dix. Pour cause, le mouvement deviendra rapidement médiatique, les nouveaux philosophes apparaissant comme les leaders de l’opinion publique. Parmi eux, se trouvent Bernard Henri-Levy, André Glucsman et Alexandre Soljenitsyne, porteur du mouvement et reconnu pour avoir écrit L’archipel du Goulag, diffusant l’idée que le communisme ne respecte pas la vie humaine. Un bon nombre de textes s’inscriront dans cette lignée soutenant la malversation contre Marx tels que Les maîtres penseurs d’André Glucsman ou encore Le Marx est mort de Jean-Marie Benoist qui deviendra l’une des formules phare du combat des « nouveaux philosophes ».

Le dernier mouvement intellectuel qui attaquera le marxisme est le Postmodernisme. Mouvement représenté par Frédéric Jameson, Marshall Berman et Jean-François Lyotard, chef de file. Le postmodernisme repose sur l’idée que la Révolution Française se trouve au principe de la modernité politique. Les révolutions qui lui ont succédé constituent des suites de cet événement. Or, dans la

mesure où les régimes communistes ont échoué à réaliser le projet moderne inauguré par la révolution française, c’est l’ensemble du projet qui est considéré comme compromis. C’est pourquoi l’une des caractéristiques de ce mouvement est la fin des « grands récits d’émancipation »selon Jean-François Lyotard dans son texte La condition postmoderne. Le Postmodernisme met donc en évidence la fin des idéologies et toutes pensées de transformation. L’importance sera désormais accordée aux identités minoritaires, toute utopie révolutionnaire est invalidée.

Ainsi, ces tendances ont puisé leur source dans les formules d’Althusser, oubliant les principes de base du marxisme. Althusser a, inconsciemment ou pas, nourri les grands mouvements antimarxistes en France qui ont diabolisé la figure de Marx. Cette campagne politique contre Marx atteindra son apogée en 1989 par la chute du mur de Berlin.

Rares sont ceux qui ont contesté ces mouvements intellectuels et politiques. De grands philosophes comme Foucault ont soutenu le mouvement des « nouveaux philosophes », tandis que Deleuze, par exemple, a attaqué ces derniers avec virulence. Des témoignages indiquent que Deleuze avait commencé à écrire un livre sur Marx intitulé Grandeur de Marx. La réhabilitation de Marx sera effectuée par Jacques Derrida avec son ouvrage Spectres de Marx en 1993 : « Qu’ils le veuillent ou non, le sachent ou non, tous les hommes sur la terre entière sont aujourd’hui dans une certaine mesure des héritiers de Marx et du marxisme ». Ce texte est perçu comme une rupture au sein de cette tradition philosophique française de la deuxième moitié du XXème siècle.

Référence :

ALTHUSSER (Louis), Pour Marx. Paris, La découverte, 2005.

BENOIST (Jean-Marie), La Marx est mort, Paris, Presses Universitaires de France –PUF, 1994.

DERRIDA (Jacques), Spectres de Marx : L'Etat de la dette, le travail du deuil et la nouvelle

GLUSMAN (André), Les maîtres penseurs, Paris, Grasset, 1977.

LYOTHARD (Jean-François), La condition postmoderne,Paris, éditions de Minuit, 1977.

MARX (Karl), Manuscrits de 1844. Paris, Flammarion, 1999.

SOLJENITSYNE (Alexandre), L’Archipel du Goulag. Paris, Points, 2014.

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